Dans sa décision du 19 janvier 2011, le Conseil d’Etat a jugé:
« Considérant que la commune de Gueugnon a entendu rechercher la responsabilité des constructeurs de la passerelle au motif que l’ouvrage qu’ils ont réalisé n’était pas conforme à la réglementation en matière d’accessibilité aux personnes atteintes d’un handicap ; (…) qu’à la date de la publication de cet arrêté ministériel, les travaux faisant l’objet de cette nouvelle réglementation étaient achevés sans toutefois que cette passerelle ait fait l’objet d’une réception définitive par la collectivité ; que les constructeurs, qui ont conçu le projet et réalisé ces travaux antérieurement à l’entrée en vigueur des prescriptions fixées par l’arrêté ministériel, n’étaient pas tenus de prévoir des paliers de repos tous les dix mètres ; que, dans ces conditions, leur responsabilité décennale ne saurait être engagée au motif que l’ouvrage qu’ils ont réalisé aurait été non conforme à la réglementation et, par suite, impropre à sa destination ; que, dès lors, les moyens de la commune de Gueugnon tendant à ce que soit reconnue la responsabilité décennale des constructeurs à raison des désordres non apparents rendant l’ouvrage impropre à sa destination du fait de son inaccessibilité aux personnes atteintes d’un handicap ne peuvent qu’être rejetés ; qu’ainsi la commune de Gueugnon n’est pas fondée à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Dijon a rejeté sa requête tendant à la condamnation solidaire de l’entreprise Raymond TP, de M. A, architecte, de l’entreprise Bellaton et de la direction départementale de l’équipement de Saône-et-Loire ».
Ainsi, la Haute Juridiction règle la question délicate et encore non tranchée de la responsabilité ou non décennale du constructeur dans l’hypothèse ou les travaux conçus et réalisés par ses soins, préalablement à l’entrée en vigueur d’une nouvelle règlementation, deviennent théoriquement, du fait de l’application de la nouvelle règle, non conformes et rendent l’ouvrage impropre à sa destination.
Pour apprécier la portée de l’arrêt, rappelons tout d’abord les deux acquis suivants :
– la responsabilité décennale des constructeurs est engagée lorsque le désordre qui affecte l’ouvrage porte atteinte à sa solidité ou compromet sa destination (son utilisation) ;
– ensuite, la gravité du désordre est toujours appréciée au cas d’espèce. Le juge administratif apprécie différemment la gravité du désordre suivant qu’il affecte, par exemple, un simple local technique ou un local directement affecté à l’utilisation des usagers comme une chambre d’hôpital ou une piscine municipale.
Jusqu’à présent, il avait été jugé qu’un défaut de conformité d’un établissement recevant du public aux normes de sécurité applicables à la date de sa construction était susceptible de constituer un désordre de nature à le rendre impropre à sa destination, la circonstance que l’ouvrage a été définitivement reçu et mis en service étant sans incidence sur la mise en jeu de la garantie (CE, 23 juill. 2010, n° 315034, Institut médico-éducatif St Junien).
Mais qu’en est-il lorsqu’une nouvelle réglementation entre en vigueur après la conclusion du contrat et avant la réception des travaux ? Le respect de la nouvelle règle s’impose-t-il unilatéralement à l’entrepreneur et sa méconnaissance, le cas échéant, engage-t-elle la responsabilité décennale du constructeur ?
En réponse à ces deux questions, le Conseil d’Etat tranche comme suit :
– pour rappel, la commune de Gueugnon souhaitait remplacer une passerelle pour piétons enjambant une rivière. A cet effet, elle avait, entre autres, conclu un marché de travaux. La passerelle avait été mise en service en janvier 1999 et la réception avec réserves de l’ouvrage avait été prononcée en mars 2000, avec effet au 20 octobre 1999.
– pour engager la responsabilité décennale du constructeur, la commune invoquait les désordres relatifs à l’accessibilité de la passerelle aux personnes à mobilité réduite, non conforme à la nouvelle réglementation exigeant un palier tous les dix mètres lorsque la pente est supérieure à 4 %, tout en restant inférieure à 5 %. La commune entendait ainsi rechercher la responsabilité des constructeurs de la passerelle au motif que l’ouvrage qu’ils avaient réalisé n’était pas conforme à la réglementation en matière d’accessibilité aux personnes atteintes d’un handicap, désordre le rendant non conforme à sa destination de permettre l’utilisation de la passerelle en toute sécurité par l’ensemble des usagers.
– pour le juge administratif, l’exigence à laquelle la passerelle construite ne satisfait pas n’a été introduite dans la réglementation applicable à la voirie publique que par un arrêté ministériel du 31 août 1999. Or, à la date de la publication de cet arrêté, les travaux faisant l’objet de cette nouvelle réglementation étaient achevés sans toutefois que cette passerelle ait fait l’objet d’une réception définitive par la collectivité. Les constructeurs, qui ont conçu le projet et réalisé ces travaux antérieurement à l’entrée en vigueur des nouvelles prescriptions n’étaient pas tenus de les suivre et leur responsabilité décennale ne saurait donc être engagée. La Haute assemblée refuse ainsi logiquement de conférer un caractère rétroactif au nouveau règlement, dont la prise en compte peut éventuellement selon le degré d’avancement des travaux faire l’objet d’un avenant au contrat. On relèvera néanmoins que le Conseil d’État adopte ici une approche réaliste en prenant en compte la conception et la réalisation des travaux plutôt que la conclusion même du contrat.
CE, 19 janvier 2011, Cne de Gueugnon c/ ent. Raymond TP, req. n° 322638