Libres propos de Me Yves Claisse.
Extrait de la JCP-A – N°15 – Avril 2020 :
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de «l’hypercrise actuelle » (Le mot est de R. Debray in « Quitte ou double ? », Tracts de crise n° 01, Gallimard et définit « trois crises en une, sanitaire, économique et existentielle ») que d’avoir révélé que notre start-up nation, à la pointe de la tech, n’arrivait pas à se procurer et à distribuer des masques, ces petits bouts de tissu doublés de coton. Pourtant nul ne conteste que le Covid-19 se transmet d’homme à homme par la projection de gouttelettes contaminées quand la personne tousse ou éternue, ou par un face à face prolongé (15 minutes) avec une personne située à moins d’un mètre.
A la mi-mars, par la voix du directeur général de la santé, l’administration a d’abord exhorté les Français à ne pas porter des masques inutilement. Au terme d’un changement radical de stratégie, combinant la commande à l’étranger (essentiellement en Chine) de 2 milliards de masques, la mobilisation de l’appareil de production national et l’homologation prochaine de «masques alternatifs », la population est aujourd’hui invitée à se couvrir le nez et la bouche avec tous les moyens du bord.
En réalité, personne n’est dupe : les masques sont une arme efficace pour enrayer la propagation de l’épidémie, éviter la saturation des hôpitaux et préparer le déconfinement que tout le monde appelle de ses vœux (Des philosophes leur accordent même une autre vertu : protéger l’individu contre la machine du pouvoir. G. Koenig « Le masque : un accessoire protecteur et libérateur », Les Echos, 8 avril 2020, p. 11). Et s’ils ont été présentés comme inutiles hier, c’est parce qu’ils étaient indisponibles ou en rupture de stock.
Pourtant, comme l’a très complètement rappelé le journal Le Monde (F. Nouchi « Errements gouvernementaux sur les masques », 2 avril 2020, p. 12) en mars 2007 avait été adoptée la loi « relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur » qui créait l’Eprus (Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires). Un établissement public dont la mission principale était « l’acquisition, la fabrication, l’importation, le stockage, la distribution et l’exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux mesures sanitaires graves », y compris bien sûr les vaccins et les fameux masques chirurgicaux et FFP2 (En janvier 2016, la loi de modernisation du système de santé a créé un nouvel établissement public baptisé Santé publique France qui a intégré et repris les missions de l’Eprus, de l’Institut de veille sanitaire et de l’Institut national de prévention pour la santé).
Très vite un stock de masques de protection avait été constitué (285 millions de masques de filtration de type FFP2 et 20 millions de boîtes de 50 masques chirurgicaux, soit 1 milliard de masques).
D’où une interrogation, légitime : où sont passés les masques ?
Piquée au vif par une déclaration d’Olivier Véran, actuel ministre de la santé, renvoyant la responsabilité de la pénurie constatée à la « précédente mandature » Marisol Touraine qui exerçait alors les mêmes responsabilités s’est défendue «En 2013, il y a un avis du SGDN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) qui dit que chaque collectivité, entreprise ou établissement est responsable de ses stocks, car l’État ne peut pas tout stocker. (…) Ce n’est pas un changement de doctrine, c’est une décentralisation»
L’observateur n’a d’abord vu dans cet échange que le dernier avatar des polémiques qui émaillent cette foire aux vanités qu’est devenue notre vie politique à l’image du Versailles de Jean de la Fontaine (« Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes ; On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain -ou son prédécesseur- ») (La Besace, septième fable du livre I du premier recueil des Fables de la Fontaine).
La vérité est plus accablante encore.
En 2013, le parti a été pris de ne pas renouveler certains stocks de masques gérés par l’Eprus dès lors qu’ils arrivaient à péremption. Une distinction semble avoir été faite entre un stock national avec des masques chirurgicaux à l’attention des personnes malades et de leurs contacts et la constitution de stocks de protection des personnels à la charge des employeurs dans chaque entreprise, établissement de santé, établissement médico-social ou collectivité territoriale.
C’est ce qu’exprime sous le nom de « Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire », une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, organisme dépendant du Premier ministre (n° 241/SGDSN/PSE/PSN, 16 mai 2013).
Mais en affirmant dans cette note que « la protection des travailleurs relève de la responsabilité des seuls employeurs, publics ou privés », l’administration n’a rien imposé de nouveau. Elle n’a fait que rappeler l’obligation générale qui s’impose à tous les employeurs privés ou publics de veiller, en toutes circonstances, à la sécurité et à la santé de leurs préposés en édictant, selon les termes mêmes du document, un « guide d’aide à la décision, à leur attention ».
[ Rappelons que pour la fonction publique, les dispositions de l’article 23 de la loi statutaire prévoient cette obligation en indiquant que « Des conditions d’hygiène et de sécurité de nature à préserver leur santé et leur intégrité physique sont assurées aux fonctionnaires durant leur travail ». Pour les salariés du droit privé, il faut se référer à l’article L. 4121-1 du Code du travail applicable également à la fonction publique hospitalière en vertu de l’article L. 4111-1. En revanche pour la fonction publique territoriale ou la fonction publique d’Etat, les dispositions du code du travail, notamment celles de l’article L. 4121-1 dudit code, ne sont pas expressément applicables aux fonctionnaires car ceux-ci ne sont pas soumis à ces dispositions (v. not. CAA Versailles, 24 sept. 2015, nº 14VE01963). Il convient ici de se référer à d’autres textes : l’article 2-1 du décret n° 85-603 du 10 juin 1985 ou l’article 2-1 du décret n°82-453 du 28 mai 1982].
Et rien dans ce document ne fonde l’idée selon laquelle les obligations des employeurs (privés ou publics) se substituent à celles de l’État, garant de la politique sanitaire au niveau national.
Quoiqu’on veuille nous faire croire, il y a donc bien eu un changement de doctrine sans doute plus motivé par des considérations budgétaires que par la conscience durisque de destruction massive lié à la propagation au niveau mondial d’un virus de la famille du Covid19. Là où les précédents du SRAS et de la grippe A (H1N1) incitaient à faire plus, à se préparer mieux, en associant les entreprises et les collectivités territoriales à l’Etat, des responsables politiques y ont vu l’occasion de transférerune charge financière et donc une responsabilité (c’est dans cet ordre que sont aujourd’hui définies les priorités des politiques publiques)
Face à la pénurie – dont on veut bien croire qu’elle est liée à une demande mondiale, massive et qui s’exprime au même moment – le résultat est pathétique : l’Etat employeur (qui entre temps a oublié sa doctrine de 2013) n’a pas les stocks pour protéger ses propres personnels civils, pourtant au contact de la population (les policiers par exemple), les préfets réquisitionnent, dans des conditions rocambolesques, parfois sur le tarmac des aéroports, des masques commandés par d’autres et les soignants des hôpitaux et des EHPAD de France, seuls soldats de cette guerre sanitaire, sont envoyés au front sans fusil.
Chère Marisol Touraine,
Ce changement de doctrine a un nom : ce n’est pas une décentralisation. C’est une déresponsabilisation !